Bouleversements en Tunisie par Daniel Pipes

Publié le par Association France Israël Marseille

Par Pipes Daniel pour The Washington Times, le 18 janvier 2011

 

La chute soudaine et encore mal expliquée de l'homme fort de Tunisie, Zine el Abidine Ben Ali, 74 ans, après 23 ans de pouvoir pourrait avoir des conséquences importantes pour le Moyen-Orient et pour les musulmans du monde entier. Comme l'a noté un commentateur égyptien, "tous les dirigeants arabes observent la Tunisie avec un sentiment de crainte. Tous les citoyens arabes l'observent avec espoir et ressentent de la solidarité. " Je prends en compte ces deux familles d'émotions.

 

Dans la première phase de leur indépendance jusqu'en 1970 environ, les gouvernements des pays de langue arabe étaient fréquemment renversés: des troupes contrôlées par un colonel protestataire se dirigeaient vers la capitale, s'emparaient du palais présidentiel et de la station de radio, et proclamaient un nouveau régime. Les Syriens ont subi trois coups d'état dans la seule année 1949.

 

Avec le temps, les régimes ont appris à se protéger grâce à des services de renseignement, en s'appuyant sur des familles ou des membres de la même tribu, par la répression, et par d'autres mécanismes. Quatre décennies de stabilité dans la sclérose et la stérilité ont suivi. Ces régimes n'ont été renversés qu'à de rares exceptions (Irak en 2003, Gaza en 2007); plus rarement encore (Soudan en 1985) la participation des civils à joué un rôle significatif.

 

Il y a eu alors l'arrivée d' Al-Jazeera, qui focalise l'attention de tous les Arabes sur les sujets de son choix, et puis il y a eu l'Internet. Par delà son faible coût et l'information détaillée et pertinente que l'on y trouve, l'Internet permet également le dévoilement sans précédent de secrets (par exemple, le récent déversement des télégrammes diplomatiques américains par WikiLeaks) et il facilite les liens entre des gens qui pensent de la même façon, via Facebook et Twitter. Ces facteurs nouveaux se sont additionnés en Tunisie en décembre: ils ont alimenté un soulèvement et rapidement évincé un tyran indélogeable.

 

Si l'on rend hommage à la prouesse de ces gens privés de droits qui ont renversé leur maitre borné, cruel, et avide, il faut aussi observer, au delà du tumulte, les conséquences de ce bouleversement du point de vue des islamistes.

 

La première inquiétude concerne la Tunisie elle-même. Malgré toutes ses fautes, M. Ben Ali aura été un ennemi implacable des islamistes, luttant non seulement contre les terroristes mais également (un peu comme la Turquie d'avant 2002) contre les jihadistes sucrés des salles de classe et des studios de télévision. Comme ancien ministre de l'intérieur,, il les a cependant sous-estimés, les considérant davantage comme des criminels que comme des idéologues engagés. En ne permettant pas à des conceptions alternatives à l'islamisme de se développer, il a commis ce qui s'avère être aujourd'hui une grande erreur.

 

Les islamistes tunisiens ont eu un rôle minimal dans le renversement de M. Ben Ali, mais ils se rueront surement sur l'occasion qui vient de s'ouvrir pour l'exploiter à fond. C'est ainsi que le chef de la principale organisation islamiste de Tunisie, Ennahda, a annoncé son retour au pays, le premier depuis 1989. Le président intérimaire Fouad Mebazaa, 77 ans, a-t-il suffisamment de jugeote et de crédibilité politique pour rester au pouvoir ? Les militaires maintiendront-ils la vieille garde au pouvoir ? Les forces modérées ont-elles la cohésion et la vision nécessaire pour désamorcer une montée en puissance islamiste ?

 

 

 

La seconde inquiétude concerne l'Europe voisine, qui a déjà montré sa profonde incompétence pour traiter son propre défi islamiste. Si Ennahda monte en puissance, s'il peut tisser ses réseaux, trouver des fonds, et peut-être faire passer des armes à ses alliés dans l'Europe voisine, il risque d'aggraver considérablement les problèmes qu'elle rencontre chez elle.

 

La troisième inquiétude, la plus grande, concerne un possible effet domino sur d'autres pays de langue arabe. Ce coup d'Etat rapide, apparemment facile et relativement peu sanglant pourrait inspirer les islamistes du monde entier dans leur volonté de balayer leur tyrans. Les quatre pays du littoral d'Afrique du Nord, le Maroc, l'Algérie, la Libye, et l'Egypte, correspondent à cette description, de même que la Syrie, la Jordanie et le Yémen à l'Est. Le fait que M. Ben Ali ait trouvé refuge en Arabie Saoudite implique aussi ce pays. Le Pakistan pourrait également rentrer dans ce schéma. Contrairement à la révolution iranienne de 1978-79, qui a nécessité un chef charismatique, des millions de gens dans la rue, et une pleine année d'efforts, les événements de Tunisie se sont rapidement précipités, d'une façon moins spécifique et plus aisément reproductible.

 

La formule attribuée à Franklin D. Roosevelt à propos d'un dictateur d'Amérique latine, "c'est un bâtard mais c'est notre bâtard," s'applique à M. Ben Ali et à beaucoup d'hommes forts arabes, ce qui provoque un profond désarroi dans les milieux gouvernementaux américains. La déclaration ambiguë de Barack Obama après le renversement disant qu'il "applaudissait le courage et la dignité du peuple tunisien" peut aussi bien être lue comme un avertissement à l'intention d'autres "bâtards" que comme la reconnaissance sur le mode "mieux-vaut-tard-que-jamais" d'un état de fait fâcheux qui s'est imposé.

 

Au moment où Washington explore différentes options, j'appelle avec insistance l'administration à adopter deux politiques. D'abord, renouveler les pressions en faveur de la démocratisation, qui avaient été initiées par George W. Bush en 2003, mais par cette fois avec la prudence voulue, de l'intelligence, et de la modestie, en reconnaissant qu'elle avaient été mal appliquées et qu'elles avaient malencontreusement permis aux islamistes de gagner en puissance. En second lieu, mettre l'accent sur l'islamisme comme ennemi majeur du monde civilisé, et rester aux cotés de nos alliés, y compris en Tunisie, pour combattre ce fléau.

 

M. Pipes, qui est directeur de Middle East Forum et membre de l'Institut Hoover de l'université de Stanford, a vécu en Tunisie dans les années 1970.

© 2007, 2010 Objectif-info.fr.

Publié dans communiqués

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